La tradition culinaire réunionnaise en question chez les jeunes

« Comment raviver l’intérêt des jeunes pour la cuisine traditionnelle réunionnaise tout en préservant son authenticité, face à l’influence grandissante de la restauration rapide et de l’uniformisation alimentaire ? ». Ils ont eu moins de deux jours.

Telle fut la teneur du sujet proposé aux étudiants en Master « Manager de la communication » de l’école Sup de Com de La Réunion, auxquels se sont joints d’autres étudiants venus des campus de Brest, Lyon et Paris. Sont intervenus pour partager leur expérience : Sarah Patel, journaliste, connue pour son site Gastronomic.re et sa page Facebook « Parenthèses gastronomiques », Jessica Poujois, créatrice de l’application « Karay », Jacky Aroumougom, du « Far Far Kréol » et votre serviteur.

Le choix de ce sujet m’a évidemment fait plaisir. C’est une problématique régulièrement soulevée par mes interlocuteurs, restaurateurs ou pas. J’ai été par ailleurs très agréablement surpris de l’engouement suscité auprès de ces futurs communiquants, et les étudiants de métropole n’étaient pas les plus tièdes, bien au contraire ! Voilà une initiative plus positive et constructive en tout cas qu’un rassemblement devant un fast-food, avec pique-nique, organisé par un groupement aux meneurs assez teintés politiquement. Je dis ça, je dis rien.

Les étudiants, répartis en six équipes, ont donc travaillé sur des pistes de solution. « Solution » est sans doute un mot prétentieux et prématuré à l’heure actuelle, mais c’est un travail quelque part déjà entamé par Jessica Poujois, avec son site « Karay », mettant en relation des particuliers qui cuisinent et ceux qui ceux qui n’ont ni le temps ni la possibilité de le faire, nonobstant la polémique que cela a pu déclencher auprès des restaurateurs, dont je m’en suis fait l’écho dans le Jir.
Applications smartphone, jeu, festival, les idées n’ont pas manqué. Difficile cependant d’être exhaustif pendant 20 minutes de présentation. Pour répondre à une problématique, il faut d’abord en saisir les tenants et les aboutissants, et c’est un travail d’analyse qui exige du temps, même pour quelqu’un qui connaît parfaitement le tissu social réunionnais et son histoire.

Deux questions essentielles méritent d’être davantage creusées. La première pourrait être formulée ainsi : « Quel rapport entretiennent les jeunes avec l’histoire et le patrimoine de La Réunion, dont fait partie la cuisine traditionnelle réunionnaise ? », puis « Quels éléments constituent l’attractivité des marques de fast-food. »

Plusieurs témoignages relatés par les étudiants, que j’ai pu moi-même obtenir sur le terrain en diverses circonstances, indiquent un attachement des jeunes pour la cuisine traditionnelle, en lien avec celui qu’ils éprouvent pour leur famille. Mais cet attachement, presque « nostalgique », ne leur font pas opposer tradition et fast-food. Chacun garde sa place.
Pour affiner cette réponse, il faudrait choisir un panel de jeunes issus de familles de différentes catégories socio-professionnelles, en analysant leur mode de vie, et leur lieu de vie aussi. On pourrait parier que les jeunes citadins, et des cités, aient un point de vue différent sur la tradition culinaire que leurs homologues des hauts… Mais pas sûr que ce soit si simple.
Indéniablement, cet attachement à la cuisine péi ne sort pas de nul part. Les « jeunes », comprendre les personnes de 15 à 25 ans, ont d’abord été des enfants.
Comment ces enfants ont-ils été éduqués ? Par qui ? Sachant qu’on ne peut transmettre que ce qu’on possède déjà. On ne peut transmettre l’attachement pour la cuisine traditionnelle, que si on la pratique soi-même, aussi souvent que possible.

Contexte historique
La société réunionnaise, sortie de l’après-guerre, a pris des années à trouver un niveau de vie qui autorise un confort que les anciens n’ont pas connu. Cette période difficile est restée dans les esprits de celles et ceux qui l’ont subie directement. Aussi, exactement comme l’école a été à juste titre perçue comme une chance pour les enfants de sortir de leur condition précaire, l’abondance de nourriture offerte par des commerces aux apports exponentiels de denrées alimentaires a été vécue comme un moyen de ne plus souffrir de la faim, comme les gramounes ont souffert. La société réunionnaise a découvert peu à peu les supermarchés, les produits surgelés, les plats préparés… puis elle a commencé à voyager et à découvrir d’autres gastronomies, française d’abord, puis italienne, asiatique, etc.
Ces changements intervenus sur des décennies ont-ils joué un rôle dans l’attrait des grandes enseignes de fast-food auprès des jeunes ? Sans doute, mais pas seulement. A ce cocktail il faut ajouter un ingrédient indispensable : le syndrome de la « goyave de France ». Et c’est à l’école, justement, que ça commence, pour les petits. Qu’est-ce donc que ce syndrome ?

La goyave de France
Il implique chez le Réunionnais un sentiment d’infériorité par rapport à tout ce qui provient de métropole, j’entend plus précisément la métropole jacobine, longtemps colonisatrice.
Qu’on ne me prête surtout aucun sous-entendu politique sur ce mot. C’est un fait, comme deux et deux font quatre. Les grandes vertus soit disant civilisatrices des puissances occidentales, accrochées à leurs vérités comme carapate su tété bœuf, jusqu’à la morgue, la condescendance, le mépris voire l’hostilité pour des peuples qui ne vivaient pas et ne pensaient pas comme elles, ont été imposées de force, ou via l’endoctrinement religieux (merci les jésuites), sans prendre en considération des modes de vie différents. C’est sur ce terrain là, encore bien miné, que s’est fait la départementalisation d’abord, puis le tournant issu de l’arrivée de Mitterrand aux responsabilités en 1981.Désigner la gauche comme responsable de tous les maux aujourd’hui, c’est comme s’étonner d’avoir une cirrhose du foie quand on a bu comme un trou pendant des années. Revenons à nos cabris.

« Nos ancêtres les gaulois »… Ah, on l’a entendu, celle là. En ce qui me concerne, avec une grand -mère charentaise et la peau tirant plus sur le clair que sur le foncé, sauf après les vacances à la plage, je ne voyais pas d’inconvénient à ce que certains de mes ancêtres soient gaulois, du haut de mes 10 ans. Je lisais Astérix. En revanche j’avais un peu de mal à comprendre quand il s’agissait d’une camarade chinoise ou d’un copain métissé cafre-malbar. « Gaulois, leurs ancêtres ? »… L’uniformisation de l’instruction, menée sous le paravent de la « Rrrépublique », une, indivisible, avec cet art consommé qu’a l’administration de couper, trancher, hacher, sans vous demander l’heure, a laissé un goût amer dans bien des têtes. Les plus éveillées et intelligentes ont fait la part des choses. Les plus extrémistes y ont vu de l’eau pour leur moulin, et bien d’autres ont tôt fait d’oublier, sans prendre la mesure des conséquences de cette graine plantée, une parmi tant d’autres, qui a contribué à faire voir le zoreil comme un être supérieur. Chez lui, c’est mieux. Quand il parle, on l’écoute. Quand il dit qu’il faut faire comme ceci ou comme cela, même sans prendre en compte les spécificités locales, on obéit, et dans la joie si possible. Oui bwana, bien bwana.

Voilà le contexte. Est c’est sur ce terrain qu’est arrivé Mac Donald à la fin des années 90.
J’ai personnellement découvert l’enseigne en 1982, à Lyon, lors d’un voyage familial. J’avais 13 ans, des débuts de boutons sur la tronche, et je découvrais les yeux écarquillés la modernité de la FrANce ! Les Hamburgers, les donuts et tout, j’avais déjà vu ça dans les films. Pour moi c’était la représentation des Etats-Unis, un pays idolâtré, symbole de la liberté, de l’argent, bref, l’American dream. Les yankees, c’étaient aussi nos sauveurs. Les films de guerre, au premier chef « Le Jour le Plus Long », tourné en mode « pan, t’es mort », façon western, sans montrer les vraies horreurs des combats, en était un exemple. Sauf erreur, je ne devais pas être tout seul dans mon cas à être « conditionné » ainsi.
Jugez donc quel accueil fut fait au grand « M » jaune quand il est arrivé angle de l’avenue de la Victoire et de la rue Rontaunay à Saint-Denis. Un événement !
Pour autant, personne, à l’époque, n’y a vu un « danger » pour la cuisine péi. Il faut dire que cette dernière entre aussi dans la modernité. Quelques « gros » comme Le Reflet des Iles ou « Le Baril » occupent déjà la place, les petites structures se multiplient doucement. Côté snacking, le « sandwich américain » (encore la fascination US), né dans les années 80, est bien installé. Quelque part, il a balisé le terrain pour le clown.
C’est une époque où il existe peu de restaurant proposant une gastronomie différente que celles auxquelles les Réunionnais sont accoutumés : créole, métro, chinois. A Saint-Denis, on compte un restaurant aux spécialités malgaches, un autre qui propose des plats libanais, un autre thaï. Et c’est à peu près tout. Les japonais ne sont pas encore là, la vraie restauration italienne est encore limitée.
Le MacDonald a donc un boulevard devant lui et son arrivée est perçue comme l’entrée de La Réunion dans une grande famille mondiale, pour ne pas dire dans le « futur »…
Fort de ce succès, « Macdo » fera des petits, puis d’autres enseignes lui emboiteront le pas plus tard, Quick, d’abord, puis Burger King et Kentucky Fried Chicken, KFC, déjà installé à Maurice.
La restauration traditionnelle, de son côté, voit-elle tout de suite sa clientèle quotidienne s’émousser ? Non, même si les premiers clients de « Macdo » étaient des familles, pas seulement des jeunes. Les années passent, ces jeunes vieillissent, font des enfants, et les anniversaires fêtés dans les enseignes de restauration rapide deviennent tendance.
Pourquoi ? Une des explications est à chercher dans l’organisation et le fonctionnement de ces enseignes. Et c’est là que l’écart se creuse entre tradition et « modernité ».

Avant d’expliquer le phénomène, je vais d’abord citer un commentaire fréquemment vu sur les réseaux sociaux : « A la case lé méyeur ». Beaucoup de Réunionnais vont jusqu’à se demander pourquoi aller manger un cari dans un restaurant. Ils n’en voient pas l’intérêt. Cela s’explique par le fait que de nombreuses familles comptent encore dans leurs rangs des « cordons bleus » de la cuisine créole. Des familles souvent élargies, bien plus loin que le noyau de base « papa, maman, enfants ». Et si ces « zarboutans » souvent « gramounes » deviennent de moins en moins nombreux au fil du temps, du fait d’une transmission rendue aléatoire par la conjoncture, l’exode rural, et les accidents de la vie, le recours au restaurant de cuisine traditionnelle ne les remplace pas forcément. En cause ? L’image.
La cuisine péi reste d’abord l’apanage des familles, du cercle privé. En dehors de ce cercle, dans la vie professionnelle, déjà, déjeuner créole n’est qu’une option parmi une pléthore d’offres, dont celles qui surfent sur la nourriture « healthy ».
Comparez ensuite un plateau fast food, une assiette bistronomique ou celle d’une brasserie à une assiette de riz grain cari et vous verrez tout de suite les différences. Celles-ci sont flagrantes. Posez vous la question en toute objectivité : « si je ne me fie qu’à l’aspect, qu’est-ce qui fait le plus envie ? ». Il n’existe pas de dressage élaboré dans une assiette traditionnelle, et avec les barquettes c’est encore pis. La tradition est restée très « traditionnelle » de ce point de vue. On peut y souscrire, mais nier ses faiblesses par rapport aux autres offres ne va pas l’aider à rivaliser. Malgré cela, les restaurants de cuisine réunionnaise sont encore nombreux, et résistent, preuve que les caris et rougails ont encore voix au chapitre. Mais si cela reste compliqué auprès des jeunes, c’est une histoire de repères, et on revient aux fameux anniversaires.

Captés dès le plus jeune âge
Quand les anniversaires des enfants sont fêtés dans une table d’hôtes ou un restaurant traditionnel, les rois ne sont pas les enfants, mais les adultes. La société réunionnaise, à l’instar de bien d’autres par ailleurs, a longtemps laissé de côté le bien être des marmailles, dont certains étaient même déscolarisés pour subvenir aux besoins des familles.
Le marmaille ne parle pas à table, déjà, quand bien même mangerait-il à celle des adultes, et en même temps, ce qui n’était pas chose courante autrefois. Les anniversaires dans les restaurants étaient (et sont encore) davantage l’occasion de retrouver des amis et des membres de la famille. Le gamin peut aller jouer ailleurs.
Au MacDo ou au Burger King, ce n’est pas du tout la même chanson. Tout l’environnement, les couleurs, le mobilier, les structures mises en place comme les tobogans et autres, et bien sûr les menus spéciaux, sont centrés autour de l’enfant, pour l’enfant. Dans un tel lieu, c’est l’adulte qui est presque un étranger, presque de trop. Vous comprenez le conditionnement ?
Cet enfant qui va devenir ado, puis jeune adulte, y retrouvera toujours les repères qui lui rappeleront un moment de plaisir, de bonheur, un moment où il évoluait dans un univers fait pour lui. Vous en connaissez beaucoup, des restaurants traditionnels ou des tables d’hôtes qui contiennent un espace fait pour les enfants, ou centrés sur les enfants ?
Ces consommateurs « captés », dans un univers fonctionnant avec ses propres codes marketing, répétés, cohérents, quelque soient les lieux où il est installé, vont forcément associer les plats traditionnels à l’autre univers, celui de la famille, quand elle est encore là. Et la famille, c’est bien, mais c’est chiant, avec ses interdits, ses lourdeurs, etc. Les copains, au Mac Do, c’est plus fun, plus « kiffant ».

Dès lors, si on veut redorer le blason de la cuisine traditionnelle en lui redonnant un caractère « tendance » auprès des jeunes, il importe d’abord de changer quelque peu ses paradigmes.

Avant d’imaginer des applications, des jeux, etc. (un travail axé sur la demande), tout ce qui peut effectivement attirer les jeunes, une étude en profondeur doit être menée avec les premiers concernés par la problématique : les restaurateurs (travail axé sur l’offre). Un travail que certains d’entre eux ont entamé, en se positionnant sur le même marché que les grandes enseignes de fast-food. Le monde des hamburgers artisanaux s’est étoffé de propositions plus originales et plus créolisées comme le Dailly Burger, cité en exemple par une des équipes d’étudiants, ou comme le concept imaginé par Nicolas Rivière de « Macatia burger ».
Toutes ces initiatives sont cependant isolées. Chacun se bat dans son coin pour son propre beefsteak, ce qui est dans la nature des choses si on réfléchit individuellement, mais contre productif si l’on raisonne de manière globale.
Ne nous perdons pas dans un combat perdu d’avance. Comme dit le kréol : « i gaign pa empar la mer ». Les enseignes mondiales de fast-food sont là et resteront là pour longtemps. La cuisine réunionnaise traditionnelle, à condition de pouvoir être transmise (un autre débat), pourra vivre aussi. Quant au fait de « ramener » les jeunes vers cette dernière, cela ne se fera pas « contre » « Macdo » et consort, mais « en même temps ». Et cela ne pourra être si on continue d’enfermer la « tradition » sur elle-même.
Je l’ai dit : un arbre a besoin de ses racines, puissantes et profondes, s’il veut pousser haut. Mais des racines qui ne donnent pas d’arbre ça s’appelle une souche, et c’est voué à la pourriture.

Il est possible, et cela a déjà été prouvé (voir les exemples ci-dessus) de donner une touche de modernité, une esthétique, un côté « tendance » à la cuisine péi. Reste maintenant à l’habiller, à construire cet univers, avec les mêmes armes que les multinationales, et là intervient effectivement la créativité des étudiants que j’ai rencontrés. Mais cela implique d’abord de proposer des produits qualitatifs, et pas du « tout venant » juste bon à faire du business.
Aujourd’hui le danger pour la cuisine péi n’est pas seulement son peu d’attractivité auprès des jeunes mais également la non transmission des savoirs et des savoir-faire. Il faut donc attirer les jeunes pour qu’ils apprennent la cuisine péi, puis attirent à leur tour des jeunes. Les initiatives privées ne suffiront pas. Seule une volonté politique pourra aider à changer les mentalités.

Alexandre Bègue